Tuesday, January 31, 2012

L’art de l’illégalité


Je vous propose une situation hypothétique :

Rodrigue Magot est un jeune adulte de 18 ans habitant la petite ville de Sainte-Grenouille. Il est le fils préféré de Richard Magot, célèbre dans le voisinage pour ses activités illégales, ses tendances à être en marge de la société et ses vengeances plutôt brutales envers quiconque le contrarie. En ce 23 janvier 2007, Rodrigue est très heureux, car il vient d’atteindre le but qu’il s’était fixé deux ans plus tôt : ramasser un total de 500 $ en sous noirs. Maintenant, son double sac à dos plein à craquer de rouleaux de centimes, si lourd que le jeune homme le transporte de peines et de misères, Rodrigue se dirige fièrement vers le magasin général pour s’acheter le puissant X-Box 360. Arrivé sur place, il se présente à la caissière, une vieille fille de soixante-cinq ans au caractère si mauvais qu’André le Géant, eut-il encore été vivant, n’aurait su lui faire face.  Il dépose d'abord la console de jeux sur le comptoir de la caisse. Gêné par le regard harassant du commis, accentué par ses doubles foyers, Rodrigue retient son souffle et dépose ensuite le sac plein de pièces de cuivre. À sa grande surprise et déception, le commis lui déclare qu’elle ne lui vendra pas son trophée électronique s’il veut le payer en sous noirs seulement. Cette décision a pour effet de mettre notre jouvenceau en colère et, du coup, il l’informe qu’elle n’aurait pas dû jouer ainsi avec ses nerfs, car il est le fils préféré de Richard « Le malade » Magot et que ce dernier n’appréciera certainement pas lorsqu’il apprendra ce qu’elle vient de lui dire! Cette déclaration a l’effet d’une bombe : la caissière, le visage blêmissant et la gueule béante formant un « O » grotesque, laisse s’échapper un croassement lugubre et s’écroule de tout son poids sur le plancher. Le médecin lui avait dit, un mois plus tôt, d’éviter les situations stressantes, car son cœur risquait fort de ne pas tenir le coup, mais elle avait refusé de se faire prescrire un arrêt de travail. Rodrigue est ensuite rattrapé par la police, menotté, et amené au poste dans le panier à salade.

Quelles charges pèsent contre lui? Il y en deux. Il a tenté d’acheter un article d’une valeur supérieure à 50 cents uniquement avec des sous noirs et il a tué une femme malade en lui faisant peur! Est-ce que cette histoire est plausible? Bien sûr que non! Sainte-Grenouille n’existe pas! Pour le reste, il s’agit d’un scénario possible, car ces deux lois existent bel et bien au Québec!

Voici maintenant une liste des lois étranges et désuètes les plus amusantes des quatre coins du globe :

Au Paraguay, les duels sont illégaux, sauf bien sûr si vous êtes enregistrés comme donneurs de sang.  Là, vous devenez même utiles, surtout si vous êtes O négatif…

À Avignon, en France, il est interdit aux soucoupes volantes de se poser en ville, sous peine d’amendes interstellaires sévères!

En Suisse, ils ont légalisé la prostitution, mais pas l’utilisation des services d’une prostituée.

En Chine, vous n’avez le droit d’aller à l’université qu’à la condition d’être intelligent.

Dans la ville de Lebanon, en Virginie, il est interdit de sortir sa femme du lit à coups de pied. Ce qui est inquiétant, c’est que ce soit arrivé assez souvent pour qu’il soit nécessaire de créer une telle loi!

Au Tennessee, il est strictement illégal pour une femme de conduire un véhicule à moteur sans être précédée d’un homme à pied agitant un drapeau rouge pour avertir de son approche. Je me demande si ça s’applique aux bateaux…

En Oklahoma, il est défendu de faire une grimace à un chien, sous peine de prison.

À St-Louis, au Missouri, il est illégal pour un pompier de sauver une femme en chemise de nuit. Il doit attendre patiemment qu’elle soit complètement vêtue. Le savoir-vivre ou la mort!

Au Minnesota, une femme qui se déguise en Père Noël risque de passer 30 jours derrière les barreaux.

En Idaho, les boîtes de bonbons données en gage d’amour doivent peser plus de 25 livres (12,5 Kg), mais moins de 50 livres. Sinon…

À Miami, un homme est dans l’illégalité s’il porte une robe sans bretelle! De plus, toute personne y stationnant son éléphant en l’attachant à un parcomètre doit payer comme pour tout autre véhicule. Où irait donc la contravention? Entre ses fesses, peut-être…

Et finalement, si l’un de vous visite Toronto éventuellement, sachez qu’il est illicite de prendre le transport en commun… si vous avez mangé de l’ail!


Excusez-là !

Thursday, January 19, 2012

Ton frère en prendra soin ( Nouvelle Littéraire - 2005 )

Malgré ce qui lui sembla être un effort considérable de concentration, Myriam n’arriva pas à se souvenir de ce qu’elle devait faire à tout prix. Déveine, pensa-t-elle, sachant que le temps s’enfuyait sans pour autant comprendre d’où lui venait cette certitude. Rien de ce qui tombait sous ses yeux ne daignait lui céder un indice sur l’objet de ses recherches. Pis encore, tout ce qui l’entourait semblait vouloir détourner son attention : les arbres étaient affublés de feuilles d’un vert trop près du pastel, la lumière du soleil filtrant entre ces dernières avait une teinte artificielle presque métallique, le parc qui semblait s’étirer à l’infini dans toutes les directions était peuplé de gens bizarres, non par leur accoutrement, mais par leur staticité, une immobilité qui donnait à Myriam la vague impression de se promener à l’intérieur d’une photographie. Son cœur la suppliait de rester concentrée, mais cette tâche lui rappelait ces images en trois dimensions présentées dans ce livre qu’elle avait reçu à son douzième anniversaire. Ces illustrations n’étaient visibles que si elle essayait de voir « au-delà » de ce qui n’était au départ qu’une marmelade de couleurs non figurative. Parfois, après un long et pénible effort, des ondulations ressemblant à des vagues semblaient vouloir s’affirmer et sortir des pages du bouquin, mais sans plus. Dès que les formes devenaient plus complexes, représentant, à en croire la section « solutions » à la fin du livre, des animaux de ferme ou encore une ville avec des maisons et des voitures, le chaos demeurait chaos et son cadeau disparaissait rapidement sur les rayons de la bibliothèque. Ce que Myriam s’efforçait de trouver ce jour-là était tout aussi évanescent. Dès qu’elle flirtait avec la réponse, son esprit était distrait par quelque étrangeté parant le paysage improbable où elle cheminait. Le pire de tout était sans doute l’affiche. Immense, elle se dressait à plus de cinq cents mètres d’où Myriam se trouvait. Quelque chose y était inscrit en gros caractères noirs. Sans doute s’agissait-il de quelque slogan publicitaire à en juger par l’homme souriant démesurément en arrière-plan, qui approuvait le commentaire inscrit d’un pouce levé vers le ciel, mais Myriam n’arrivait pas à le lire. À chaque tentative, les lettres se mettaient à danser les unes avec les autres, changeant de place, de hauteur, de forme. Ensuite, il y eut les sanglots. Myriam les entendit progressivement jusqu’à ce qu’ils s’imposent, mais ils lui donnèrent l’impression d’avoir été présents depuis toujours, un peu comme lorsqu’un réveille-matin la tirait d’un profond sommeil après plusieurs minutes d’une musique ininterrompue qu’elle percevait soudainement, mais savait entendre inconsciemment depuis un bon moment. Les larmes appartenaient à sa mère, Louise, que Myriam n’arrivait pas à trouver après avoir pivoté sur elle-même. Pourtant, elle semblait si près. Si près !


- Maman ? tenta-t-elle, mais ce mot fut plus lourd qu’il ne l’avait jamais été.


Pas de réponse, outre d’autres sanglots mouillés et ponctués de hoquets et de reniflements. Myriam reporta son attention sur l’immense panneau et sur la photo de l’homme qui s’y trouvait, satisfait du produit qu’il tentait de vendre. Ça a marché pour moi et je suis enfin heureux. Qu’attendez-vous pour sortir vos portefeuilles, bande de ploucs ! semblait-il penser avec ce sourire blanc et immense, plein de dents en tous points parfaites, laissant à croire qu’il s’agissait d’une publicité de pâte dentifrice. Par contre, le texte qui s’y trouvait quelques instants plus tôt n’y était plus. Myriam resta immobile un moment, tentant de comprendre comment cela se pouvait. D’un autre côté, elle se dit qu’il s’agissait-là d’un développement, d’une évolution, en quelque sorte. Si une réponse se trouvait quelque part dans ce parc, elle se cachait sans doute dans cette affiche.


Myriam entreprit donc de s’y rendre, mais ses jambes, réalisa-t-elle avec stupéfaction, étaient lourdes et maladroites comme si le sang qui coulait dans ses veines avait été changé en plomb. Après seulement quelques pas, le sol semblait s’être transformé en un aimant malicieux destiné à précipiter l’échec de son entreprise et elle dut y poser la main gauche pour éviter de s’y écrouler lourdement. Les spectateurs silencieux installés çà et là fixaient Myriam avec attention, le visage placide et le corps immobile, renforçant son impression que le monde avait cessé de tourner.


- Ne bouge pas, Myriam. Reste calme ! Je t'aime, mon bébé ! Oh ! Mon Dieu !


Sa mère, aucun doute. Sa mère triste, sa mère inquiète à outrance, sa mère méconnaissable, mais incontestablement sa mère. Myriam fit un second tour de girouette qu’elle crut aussi futile que le premier, mais Louise apparut enfin derrière elle, étendue sur l'herbe et secouée de soubresauts respectant le rythme irrégulier de ses plaintes qui s'imposaient de plus en plus. Myriam eut tout d'abord le réflexe de vouloir aider sa mère, la réconforter comme cette dernière l'avait toujours fait avec amour tout au long de sa jeunesse, mais ses jambes la trahirent à nouveau alors qu'elle tentait de se retourner et, cette fois, elle s'effondra sur le sol humide. Sa chute sembla chagriner Louise de plus belle. Du coup, ses gémissements qui inspiraient à Myriam de la pitié lui devinrent insupportables, d’autant plus qu’ils avaient tendance à la distraire de ce qui comptait plus que tout.


- Je m'excuse, maman ! Il faut que je te laisse. Je dois absolument...


Sa phrase coula à pic, sans tambour ni trompette. Elle n'avait toujours aucune idée de ce qui pressait tant ! Pourtant, tout son corps lui criait de se relever, de se débattre contre l'engourdissement qui semblait vouloir la gagner. Elle se dit que c'était probablement ce qu'un insecte devait ressentir alors que, prisonnier des pattes velues d'une araignée, le venin paralysant fait son chemin depuis la morsure jusqu'à l'extrémité de tous ses membres. Mais Myriam n'allait pas abandonner. Pas maintenant. De peine et de misère, elle tenta de se relever et de se retourner vers l'affiche publicitaire, son Saint-Graal circonstanciel, mais ses efforts furent à nouveau rapidement contrariés. À peine avait-elle réussi à se remettre sur ses jambes qu’elle fut assaillie par les gens qui, quelques instants plus tôt, la regardaient de loin sans bouger. Ceux-ci s'étaient apparemment précipités sur elle sans qu'elle ne s'en aperçût et tentaient maintenant de l'immobiliser. Myriam voulut crier, mais de sa gorge ne s’échappa qu'un souffle sifflant semblable à celui d'un asthmatique au plus fort d'une crise. Rapidement fut-elle à nouveau sur le sol malgré toutes ses tentatives désespérées pour se libérer de ses assaillants. Ces derniers ne semblaient toutefois pas vouloir lui faire du mal. Leurs mains, quoique fermes, l'étreignaient doucement et sans violence.


- Calme-toi, Myriam ! Je t'en supplie, reste calme ! Je suis avec toi ! Je t'aime ! fit sa mère, tout près d'elle.


Celle-ci pleurait toujours, mais restait sur place sans tenter d'aider sa fille qui se sentit rapidement gagnée par la panique. Soudainement, l'affiche revint à l’esprit de Myriam et elle tourna la tête dans sa direction. Son cou lui fit soudainement très mal et la douleur qui traversa son crâne semblait vouloir l'informer que ce mouvement brusque se devait d'être son dernier. Tous les éléments du parc commençaient à s’embrouiller, à se dédoubler et à disparaître rapidement, et le sol semblait maintenant plutôt instable, secoué par quelque activité sismique étrange qui ne faisait qu'ajouter à la frénésie du moment. Myriam ne trouva pas l'imposante publicité au premier coup d’oeil, mais elle persista, scrutant avidement le paysage flou comme s'il s'y trouvait la réponse à l'absurdité dont elle était la proie. Après quelques secondes de vains efforts, l'un de ses persécuteurs lâcha prise et se retira, révélant le panneau publicitaire qui se dressait derrière lui. Encore une fois, l’image qui s'y trouvait avait changé. Le personnage y présentait toujours son pouce avec fierté, mais son sourire déshabillait désormais une paire de gencives toutes édentées. Sa petite tête ronde était pourvue de minces cheveux blonds clairsemés et de grands yeux bleus. Ce personnage, garant d'un produit toujours mystérieux qui n'avait certes rien à voir avec l'hygiène buccale, était maintenant un enfant âgé de moins d'un an, le sien, prénommé Raphaël. Myriam avait choisi ce nom en l'honneur de son frère qui avait été baptisé ainsi avant de s'étouffer accidentellement avec son cordon ombilical, vingt-trois ans plus tôt. Et c’est ainsi que Myriam comprit. C’est ainsi que le panneau publicitaire disparut avec les arbres qui le bordaient et que le parc se transforma en un couloir incolore et stérile, ceux d’un hôpital. Un hôpital qu’elle n’avait pas vu depuis la venue au monde de son fils. C’est ainsi qu’elle découvrit sans grande surprise son corps meurtri, ponctué de coupures et d’éclats de vitres provenant soit de sa propre voiture ou celle qui l’avait frappée. Myriam était immobilisée sur une civière par des sangles servant à empêcher ses nombreuses blessures de s'aggraver pendant qu'on la transportait en toute hâte. Sa mère marchait rapidement derrière les ambulanciers, mais Myriam ne pouvait deviner sa présence que par les bruits mouillés de sa peine, car sa tête ne pouvait plus bouger. Enfin, elle tenta de lui poser la question qu’elle venait tout juste de trouver, tout en réalisant douloureusement qu’elle en connaissait déjà la réponse.


- Maman ? fit Myriam sans reconnaître sa propre voix. Raphaël ? Raphaël est… Il va bien? Où est-il?


- Chut! Ne t'inquiète pas, mon bébé, fit Louise, la voix cassée et hoquetante. Ton frère en prendra soin...






La route d'automne ( Nouvelle littéraire - 2010 )


Joannie se délecta prudemment de la route qui défilait devant elle. Celle-ci était bordée de ces arbres aux feuilles si colorées d’octobre, tapissant si joyeusement l’asphalte mat. La voiture était un de ces gros véhicules rouges. Peut-être celle que son père vantait si souvent et désirait tant s’acheter un jour. Comment l’appelait-il déjà? Une M… Une Moustagne? Joannie n’en était pas certaine. Elle n’avait pas vu son père depuis tellement de temps… Au volant se trouvait la mère de famille. Pas sa mère à elle, loin de là. Celle-là ne ressemblait pas à sa mère, ni à aucune mère. Elle était trop maquillée, trop coiffée, trop… Pas assez maman pour être une mère.
Joannie l’écouta parler à sa fille (Érika, qu’elle s’appelait), mais elle ne comprenait pas vraiment leur discussion, parce qu’elles ne parlaient pas en français. Elles parlaient en anglais. Joannie le savait parce qu’elle avait un ami à l’école qui savait le parler : Alexis. Sa maman à lui, beaucoup mieux que la maman qui conduisait la Moustagne, ne parlait pas très bien en français, mais elle lui offrait parfois un ou deux petites guimauves aux bananes que Joannie aimait tant. Elle ne la voyait que lorsque sa maman à elle avait trop de travail pour venir la chercher à l’école et qu’elle avait besoin d’un « coup de main ». Alexis parlait toujours en français avec Joannie et avec les autres amis à l’école, mais quand il parlait avec sa famille, c’était comme si ce n’était plus Alexis, mais quelqu’un d’autre. La professeure avait dit à la classe qu’Alexis était un bélingue et que c’est pour ça qu’il parlait anglais. S’il était avec elle en ce moment, Joannie était certaine qu’il pourrait lui dire ce que la dame et Érika se disaient. Mais Joannie se dit qu’elle ne verrait probablement plus jamais Alexis, ni ses autres amis, ni sa classe de première année. Alors, Joannie regarda à nouveau la mère d’Érika. Elle avait l’air fâché. Elle faisait plein de grimaces avec son rouge à lèvres très rouges. Érika, elle, ne disait pas grand-chose. Elle poussait des soupirs et regardait la route. Si Joannie pouvait revoir sa maman un jour, elle la regarderait toujours, toujours, tout le temps.
 Joannie fit une petite moue boudeuse et, peu à peu, elle sentit alors une grosse larme qui roulait le long de sa petite joue ronde. Mais elle n’allait pas pleurer comme un bébé. Non. Parce que le grand monsieur, le méchant monsieur, lui ferait plus de mal encore si elle pleurait fort ou si elle faisait du bruit. C’était encore pire si elle disait qu’elle voulait revoir sa maman et son papa. Quand elle lui avait dit ça l’autre jour, il avait été si fâché que sa tête était devenue toute rouge. Si elle ne pleurait pas et ne disait rien, le monsieur restait calme. Il lui faisait moins mal et repartait plus rapidement.
Joannie jeta donc pour une dernière fois son regard sur la fille de la maman au rouge à lèvres rouge et voulut lui dire qu’elle était là, derrière elle. Qu’elle avait besoin d’aide. Elle tendit le bras vers Érika et lui toucha gentiment la tête, l’épaule, les cheveux… Elle voulait tant être à sa place, que sa méchante maman soit la sienne, roulant rapidement en Moustagne sur cette si belle route d’automne. Puis, Joannie entendit un bruit de pas au dessus d’elle et appuya sur le bouton noir marqué Power. Tout disparut : la belle route d’automne, Érika et sa maman. Tout devint noir autour d’elle, car outre la télévision, aucune lumière ne venait éclairer le sous-sol. Il valait mieux ne pas attendre que le monsieur redescende. Il serait sûrement fâché de savoir que Joannie avait trouvé sa télévision secrète et l’avait branchée pendant son absence. Et elle voulait la regarder encore demain, et après demain, et tous les autres jours…
Soudain, une main forte fit glisser une clé dans la porte du sous-sol, et Joannie s’en alla se cacher. Ça ne servait à rien, car il la retrouvait toujours, mais peut-être que cette fois-ci…

L'acte ( Nouvelle littéraire - 2001 )


J’y suis enfin ! Mes pieds foulent cette scène qu’on me
promettait depuis des semaines. Le spectacle qui s’offre à moi ressemble
beaucoup à ce que j’avais imaginé, quoique la plate-forme de bois me semble
différente vue d’ici. C’est toujours la même, celle qui m’avait tant fascinée
étant jeune, mais ce soir, elle me semble étrangement petite. Peu importe, je
n’ai plus le temps d’y penser. Je dois bien me tenir, car je suis devant la
foule et c’est là ce qu’elle attend de moi. Pratiquement tout le village est
venu assister à l’événement qui, par pure coïncidence, se tient le soir du jour
le plus long de l’année. On m’a fait part que la journée a été belle et sans
nuage, ce que je peux apprécier maintenant, puisque le soleil n’a pas encore
disparu à l’ouest. La température est agréable, l’air est sec et les
spectateurs semblent à leur aise. Du coin de l’œil, je vois mon fils vêtu de
son plus bel habit. Il semble tout aussi ému que je le suis moi-même ! J’aperçois
également monsieur Du Harnois, mon employeur et unique homme d’affaires du
village. Il ne manque jamais l’occasion de se présenter à un événement
important tel que celui-ci et, comme je m’y attendais, il est au premier rang,
arborant un sourire fier et satisfait. Tous les autres visages me sont soit
connus, soit familiers; des parents proches ou éloignés, d’anciens amis, des
gens du voisinage ou des villages voisins… Bref, ils sont plus ou moins cinq
cents, les yeux rivés sur mon entrée en scène tant attendue, la bouche scellée
par l’émotion, la fascination ou simplement par respect.

La présence de tous ces gens me fait chaud au cœur, mais le seul visage
que je tenais vraiment à voir est celui d’Élizabeth. Au premier coup d’œil,
elle ne semble pas être venue. Cela ne m’étonne pas du tout, vu les
circonstances. Néanmoins, j’aurais tellement voulu qu’elle soit là et qu’elle
puisse contempler son œuvre, car c’est grâce à elle que je suis sur ces
planches. Elle a croisé ma petite vie simple et anonyme et maintenant, je serai
le sujet de bien des conversations pour les semaines et les mois à venir. Je
vais peut-être même figurer dans le livre d’histoire du village, comme je
l’espérais tant dans ma jeunesse… Quelle ironie ! De toute façon, monsieur Du
Harnois, son très noble et respecté père, se fera certes un plaisir de lui
relater en détails tous ce qu’elle aura manqué, tant il semble se délecter du
spectacle.

Bon, c’est à mon tour de jouer et on me fait signe d’avancer. Les autres
acteurs de cette dramatique me regardent silencieusement et chacun selon son
rôle : avec fermeté, mépris, compassion… Ceux qui s’adressent à moi
récitent ce qu’ils ont appris et répété maintes et maintes fois déjà et, sans
les écouter, j’attends que ce soit à mon tour parler. Je n’ai qu’une seule
réplique à dire, mais c’est la plus attendue de toutes !

Ah ! Chère Élizabeth, je ne cesse d’espérer que tu sois quelque part
dans cette foule et que tu me vois en ce moment ! Que tu me regardes comme tu
me regardais dans l’écurie de ton père, alors que j’entretenais ses chevaux. Tu
te croyais maligne, cachée derrière les meules, mais je te savais toujours là,
m’observant et espérant que ton père n’arrive pas à l’avance, dérogeant à ses
habitudes. Lorsque tu te décidais enfin à te montrer, je feignais la surprise
et ça te rendait heureuse. Et quel sourire tu as ! Oh ! Qu’importe maintenant.
C’est bientôt à moi de prendre la parole. Que vais-je dire ? Peut être bien ce
que ton père n’a pas voulu entendre quand il a su, pour nous deux. Le souvenir
de son visage profondément choqué lorsqu’il nous a trouvés enlacés à faire ce
que Dieu proscrit restera gravé dans mon âme à jamais, telle une vilaine
brûlure. Si seulement tu m’avais laissé parler, mon amour, j’aurais sans doute
trouvé une explication et sauvé notre dignité à tous trois, mais tu as décidé
de ne sauver que toi-même ! Quelle tragédie !

Voilà, c’est à moi. Plus un son ne se fait entendre, sinon la plainte
lointaine d’un chien se battant avec sa chaîne. L’intérêt que manifeste l’auditoire
pour ce que je m’apprête à dire est presque palpable et les centaines de yeux
rivés sur ma personne me font l’effet d’un seul et immense visage impatient. Je
préfère fermer les yeux ; ce sera plus facile ainsi. J’inspire, garde mon
souffle et enfin, j’expire et ne dis rien. Après quelques instants de silence
presque total, des murmures et des chuchotements s’élèvent d’une foule de plus
en plus consternée. Les gens se demandent probablement si mon refus de
m’exprimer confirme ce que plusieurs ont pensé tout bas. Cela scandalise les
uns et satisfait les autres, transformant le public en une véritable mer agitée
par la pire des tempêtes. Je crois qu’en fait, je viens de refuser le rôle que
l’on m’a attribué. Plus de jeu ! Cette triste nuit dans l’écurie aura été le
dernier rôle que j’aurai joué. Monsieur Du Harnois, vous avez agi en homme de
bien, mais vous vous trompez à mon sujet ! Le cri de douleur et de honte que
votre fille a poussé lors de votre arrivée soudaine et inattendue, tout
convaincant qu’il était, n’était qu’un mensonge pour sauver sa propre image
ainsi que la vôtre. Je n’ai voulu aucun mal à Élizabeth et, ne vous en
déplaise, je n’ai répondu qu’à ses propres désirs envers moi.

Je me demande maintenant si la trappe s’ouvrant sous mes pieds sera le dernier son
que j’entendrai ou alors si ce sera celui de ma nuque qui se brise.