Joannie se délecta prudemment de
la route qui défilait devant elle. Celle-ci était bordée de ces arbres aux
feuilles si colorées d’octobre, tapissant si joyeusement l’asphalte mat. La
voiture était un de ces gros véhicules rouges. Peut-être celle que son père
vantait si souvent et désirait tant s’acheter un jour. Comment l’appelait-il
déjà? Une M… Une Moustagne? Joannie n’en était pas certaine. Elle n’avait pas
vu son père depuis tellement de temps… Au volant se trouvait la mère de
famille. Pas sa mère à elle, loin de là. Celle-là ne ressemblait pas à sa mère,
ni à aucune mère. Elle était trop maquillée, trop coiffée, trop… Pas assez
maman pour être une mère.
Joannie l’écouta parler à sa
fille (Érika, qu’elle s’appelait), mais elle ne comprenait pas vraiment leur
discussion, parce qu’elles ne parlaient pas en français. Elles parlaient en
anglais. Joannie le savait parce qu’elle avait un ami à l’école qui savait le
parler : Alexis. Sa maman à lui, beaucoup mieux que la maman qui
conduisait la Moustagne, ne parlait pas très bien en français, mais elle lui
offrait parfois un ou deux petites guimauves aux bananes que Joannie aimait
tant. Elle ne la voyait que lorsque sa maman à elle avait trop de travail pour
venir la chercher à l’école et qu’elle avait besoin d’un « coup de
main ». Alexis parlait toujours en français avec Joannie et avec les
autres amis à l’école, mais quand il parlait avec sa famille, c’était comme si
ce n’était plus Alexis, mais quelqu’un d’autre. La professeure avait dit à la
classe qu’Alexis était un bélingue et
que c’est pour ça qu’il parlait anglais. S’il était avec elle en ce moment,
Joannie était certaine qu’il pourrait lui dire ce que la dame et Érika se
disaient. Mais Joannie se dit qu’elle ne verrait probablement plus jamais
Alexis, ni ses autres amis, ni sa classe de première année. Alors, Joannie
regarda à nouveau la mère d’Érika. Elle avait l’air fâché. Elle faisait plein
de grimaces avec son rouge à lèvres très rouges. Érika, elle, ne disait pas
grand-chose. Elle poussait des soupirs et regardait la route. Si Joannie
pouvait revoir sa maman un jour, elle la regarderait toujours, toujours, tout
le temps.
Joannie fit une petite moue boudeuse et, peu à
peu, elle sentit alors une grosse larme qui roulait le long de sa petite joue
ronde. Mais elle n’allait pas pleurer comme un bébé. Non. Parce que le grand
monsieur, le méchant monsieur, lui ferait plus de mal encore si elle pleurait
fort ou si elle faisait du bruit. C’était encore pire si elle disait qu’elle
voulait revoir sa maman et son papa. Quand elle lui avait dit ça l’autre jour,
il avait été si fâché que sa tête était devenue toute rouge. Si elle ne
pleurait pas et ne disait rien, le monsieur restait calme. Il lui faisait moins
mal et repartait plus rapidement.
Joannie jeta donc pour une
dernière fois son regard sur la fille de la maman au rouge à lèvres rouge et
voulut lui dire qu’elle était là, derrière elle. Qu’elle avait besoin d’aide.
Elle tendit le bras vers Érika et lui toucha gentiment la tête, l’épaule, les
cheveux… Elle voulait tant être à sa place, que sa méchante maman soit la
sienne, roulant rapidement en Moustagne sur cette si belle route d’automne. Puis,
Joannie entendit un bruit de pas au dessus d’elle et appuya sur le bouton noir
marqué Power. Tout disparut : la
belle route d’automne, Érika et sa maman. Tout devint noir autour d’elle, car outre
la télévision, aucune lumière ne venait éclairer le sous-sol. Il valait mieux
ne pas attendre que le monsieur redescende. Il serait sûrement fâché de savoir
que Joannie avait trouvé sa télévision secrète et l’avait branchée pendant son
absence. Et elle voulait la regarder encore demain, et après demain, et tous
les autres jours…
Soudain,
une main forte fit glisser une clé dans la porte du sous-sol, et Joannie s’en
alla se cacher. Ça ne servait à rien, car il la retrouvait toujours, mais
peut-être que cette fois-ci…
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