Thursday, January 19, 2012

Ton frère en prendra soin ( Nouvelle Littéraire - 2005 )

Malgré ce qui lui sembla être un effort considérable de concentration, Myriam n’arriva pas à se souvenir de ce qu’elle devait faire à tout prix. Déveine, pensa-t-elle, sachant que le temps s’enfuyait sans pour autant comprendre d’où lui venait cette certitude. Rien de ce qui tombait sous ses yeux ne daignait lui céder un indice sur l’objet de ses recherches. Pis encore, tout ce qui l’entourait semblait vouloir détourner son attention : les arbres étaient affublés de feuilles d’un vert trop près du pastel, la lumière du soleil filtrant entre ces dernières avait une teinte artificielle presque métallique, le parc qui semblait s’étirer à l’infini dans toutes les directions était peuplé de gens bizarres, non par leur accoutrement, mais par leur staticité, une immobilité qui donnait à Myriam la vague impression de se promener à l’intérieur d’une photographie. Son cœur la suppliait de rester concentrée, mais cette tâche lui rappelait ces images en trois dimensions présentées dans ce livre qu’elle avait reçu à son douzième anniversaire. Ces illustrations n’étaient visibles que si elle essayait de voir « au-delà » de ce qui n’était au départ qu’une marmelade de couleurs non figurative. Parfois, après un long et pénible effort, des ondulations ressemblant à des vagues semblaient vouloir s’affirmer et sortir des pages du bouquin, mais sans plus. Dès que les formes devenaient plus complexes, représentant, à en croire la section « solutions » à la fin du livre, des animaux de ferme ou encore une ville avec des maisons et des voitures, le chaos demeurait chaos et son cadeau disparaissait rapidement sur les rayons de la bibliothèque. Ce que Myriam s’efforçait de trouver ce jour-là était tout aussi évanescent. Dès qu’elle flirtait avec la réponse, son esprit était distrait par quelque étrangeté parant le paysage improbable où elle cheminait. Le pire de tout était sans doute l’affiche. Immense, elle se dressait à plus de cinq cents mètres d’où Myriam se trouvait. Quelque chose y était inscrit en gros caractères noirs. Sans doute s’agissait-il de quelque slogan publicitaire à en juger par l’homme souriant démesurément en arrière-plan, qui approuvait le commentaire inscrit d’un pouce levé vers le ciel, mais Myriam n’arrivait pas à le lire. À chaque tentative, les lettres se mettaient à danser les unes avec les autres, changeant de place, de hauteur, de forme. Ensuite, il y eut les sanglots. Myriam les entendit progressivement jusqu’à ce qu’ils s’imposent, mais ils lui donnèrent l’impression d’avoir été présents depuis toujours, un peu comme lorsqu’un réveille-matin la tirait d’un profond sommeil après plusieurs minutes d’une musique ininterrompue qu’elle percevait soudainement, mais savait entendre inconsciemment depuis un bon moment. Les larmes appartenaient à sa mère, Louise, que Myriam n’arrivait pas à trouver après avoir pivoté sur elle-même. Pourtant, elle semblait si près. Si près !


- Maman ? tenta-t-elle, mais ce mot fut plus lourd qu’il ne l’avait jamais été.


Pas de réponse, outre d’autres sanglots mouillés et ponctués de hoquets et de reniflements. Myriam reporta son attention sur l’immense panneau et sur la photo de l’homme qui s’y trouvait, satisfait du produit qu’il tentait de vendre. Ça a marché pour moi et je suis enfin heureux. Qu’attendez-vous pour sortir vos portefeuilles, bande de ploucs ! semblait-il penser avec ce sourire blanc et immense, plein de dents en tous points parfaites, laissant à croire qu’il s’agissait d’une publicité de pâte dentifrice. Par contre, le texte qui s’y trouvait quelques instants plus tôt n’y était plus. Myriam resta immobile un moment, tentant de comprendre comment cela se pouvait. D’un autre côté, elle se dit qu’il s’agissait-là d’un développement, d’une évolution, en quelque sorte. Si une réponse se trouvait quelque part dans ce parc, elle se cachait sans doute dans cette affiche.


Myriam entreprit donc de s’y rendre, mais ses jambes, réalisa-t-elle avec stupéfaction, étaient lourdes et maladroites comme si le sang qui coulait dans ses veines avait été changé en plomb. Après seulement quelques pas, le sol semblait s’être transformé en un aimant malicieux destiné à précipiter l’échec de son entreprise et elle dut y poser la main gauche pour éviter de s’y écrouler lourdement. Les spectateurs silencieux installés çà et là fixaient Myriam avec attention, le visage placide et le corps immobile, renforçant son impression que le monde avait cessé de tourner.


- Ne bouge pas, Myriam. Reste calme ! Je t'aime, mon bébé ! Oh ! Mon Dieu !


Sa mère, aucun doute. Sa mère triste, sa mère inquiète à outrance, sa mère méconnaissable, mais incontestablement sa mère. Myriam fit un second tour de girouette qu’elle crut aussi futile que le premier, mais Louise apparut enfin derrière elle, étendue sur l'herbe et secouée de soubresauts respectant le rythme irrégulier de ses plaintes qui s'imposaient de plus en plus. Myriam eut tout d'abord le réflexe de vouloir aider sa mère, la réconforter comme cette dernière l'avait toujours fait avec amour tout au long de sa jeunesse, mais ses jambes la trahirent à nouveau alors qu'elle tentait de se retourner et, cette fois, elle s'effondra sur le sol humide. Sa chute sembla chagriner Louise de plus belle. Du coup, ses gémissements qui inspiraient à Myriam de la pitié lui devinrent insupportables, d’autant plus qu’ils avaient tendance à la distraire de ce qui comptait plus que tout.


- Je m'excuse, maman ! Il faut que je te laisse. Je dois absolument...


Sa phrase coula à pic, sans tambour ni trompette. Elle n'avait toujours aucune idée de ce qui pressait tant ! Pourtant, tout son corps lui criait de se relever, de se débattre contre l'engourdissement qui semblait vouloir la gagner. Elle se dit que c'était probablement ce qu'un insecte devait ressentir alors que, prisonnier des pattes velues d'une araignée, le venin paralysant fait son chemin depuis la morsure jusqu'à l'extrémité de tous ses membres. Mais Myriam n'allait pas abandonner. Pas maintenant. De peine et de misère, elle tenta de se relever et de se retourner vers l'affiche publicitaire, son Saint-Graal circonstanciel, mais ses efforts furent à nouveau rapidement contrariés. À peine avait-elle réussi à se remettre sur ses jambes qu’elle fut assaillie par les gens qui, quelques instants plus tôt, la regardaient de loin sans bouger. Ceux-ci s'étaient apparemment précipités sur elle sans qu'elle ne s'en aperçût et tentaient maintenant de l'immobiliser. Myriam voulut crier, mais de sa gorge ne s’échappa qu'un souffle sifflant semblable à celui d'un asthmatique au plus fort d'une crise. Rapidement fut-elle à nouveau sur le sol malgré toutes ses tentatives désespérées pour se libérer de ses assaillants. Ces derniers ne semblaient toutefois pas vouloir lui faire du mal. Leurs mains, quoique fermes, l'étreignaient doucement et sans violence.


- Calme-toi, Myriam ! Je t'en supplie, reste calme ! Je suis avec toi ! Je t'aime ! fit sa mère, tout près d'elle.


Celle-ci pleurait toujours, mais restait sur place sans tenter d'aider sa fille qui se sentit rapidement gagnée par la panique. Soudainement, l'affiche revint à l’esprit de Myriam et elle tourna la tête dans sa direction. Son cou lui fit soudainement très mal et la douleur qui traversa son crâne semblait vouloir l'informer que ce mouvement brusque se devait d'être son dernier. Tous les éléments du parc commençaient à s’embrouiller, à se dédoubler et à disparaître rapidement, et le sol semblait maintenant plutôt instable, secoué par quelque activité sismique étrange qui ne faisait qu'ajouter à la frénésie du moment. Myriam ne trouva pas l'imposante publicité au premier coup d’oeil, mais elle persista, scrutant avidement le paysage flou comme s'il s'y trouvait la réponse à l'absurdité dont elle était la proie. Après quelques secondes de vains efforts, l'un de ses persécuteurs lâcha prise et se retira, révélant le panneau publicitaire qui se dressait derrière lui. Encore une fois, l’image qui s'y trouvait avait changé. Le personnage y présentait toujours son pouce avec fierté, mais son sourire déshabillait désormais une paire de gencives toutes édentées. Sa petite tête ronde était pourvue de minces cheveux blonds clairsemés et de grands yeux bleus. Ce personnage, garant d'un produit toujours mystérieux qui n'avait certes rien à voir avec l'hygiène buccale, était maintenant un enfant âgé de moins d'un an, le sien, prénommé Raphaël. Myriam avait choisi ce nom en l'honneur de son frère qui avait été baptisé ainsi avant de s'étouffer accidentellement avec son cordon ombilical, vingt-trois ans plus tôt. Et c’est ainsi que Myriam comprit. C’est ainsi que le panneau publicitaire disparut avec les arbres qui le bordaient et que le parc se transforma en un couloir incolore et stérile, ceux d’un hôpital. Un hôpital qu’elle n’avait pas vu depuis la venue au monde de son fils. C’est ainsi qu’elle découvrit sans grande surprise son corps meurtri, ponctué de coupures et d’éclats de vitres provenant soit de sa propre voiture ou celle qui l’avait frappée. Myriam était immobilisée sur une civière par des sangles servant à empêcher ses nombreuses blessures de s'aggraver pendant qu'on la transportait en toute hâte. Sa mère marchait rapidement derrière les ambulanciers, mais Myriam ne pouvait deviner sa présence que par les bruits mouillés de sa peine, car sa tête ne pouvait plus bouger. Enfin, elle tenta de lui poser la question qu’elle venait tout juste de trouver, tout en réalisant douloureusement qu’elle en connaissait déjà la réponse.


- Maman ? fit Myriam sans reconnaître sa propre voix. Raphaël ? Raphaël est… Il va bien? Où est-il?


- Chut! Ne t'inquiète pas, mon bébé, fit Louise, la voix cassée et hoquetante. Ton frère en prendra soin...






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