Thursday, January 19, 2012

L'acte ( Nouvelle littéraire - 2001 )


J’y suis enfin ! Mes pieds foulent cette scène qu’on me
promettait depuis des semaines. Le spectacle qui s’offre à moi ressemble
beaucoup à ce que j’avais imaginé, quoique la plate-forme de bois me semble
différente vue d’ici. C’est toujours la même, celle qui m’avait tant fascinée
étant jeune, mais ce soir, elle me semble étrangement petite. Peu importe, je
n’ai plus le temps d’y penser. Je dois bien me tenir, car je suis devant la
foule et c’est là ce qu’elle attend de moi. Pratiquement tout le village est
venu assister à l’événement qui, par pure coïncidence, se tient le soir du jour
le plus long de l’année. On m’a fait part que la journée a été belle et sans
nuage, ce que je peux apprécier maintenant, puisque le soleil n’a pas encore
disparu à l’ouest. La température est agréable, l’air est sec et les
spectateurs semblent à leur aise. Du coin de l’œil, je vois mon fils vêtu de
son plus bel habit. Il semble tout aussi ému que je le suis moi-même ! J’aperçois
également monsieur Du Harnois, mon employeur et unique homme d’affaires du
village. Il ne manque jamais l’occasion de se présenter à un événement
important tel que celui-ci et, comme je m’y attendais, il est au premier rang,
arborant un sourire fier et satisfait. Tous les autres visages me sont soit
connus, soit familiers; des parents proches ou éloignés, d’anciens amis, des
gens du voisinage ou des villages voisins… Bref, ils sont plus ou moins cinq
cents, les yeux rivés sur mon entrée en scène tant attendue, la bouche scellée
par l’émotion, la fascination ou simplement par respect.

La présence de tous ces gens me fait chaud au cœur, mais le seul visage
que je tenais vraiment à voir est celui d’Élizabeth. Au premier coup d’œil,
elle ne semble pas être venue. Cela ne m’étonne pas du tout, vu les
circonstances. Néanmoins, j’aurais tellement voulu qu’elle soit là et qu’elle
puisse contempler son œuvre, car c’est grâce à elle que je suis sur ces
planches. Elle a croisé ma petite vie simple et anonyme et maintenant, je serai
le sujet de bien des conversations pour les semaines et les mois à venir. Je
vais peut-être même figurer dans le livre d’histoire du village, comme je
l’espérais tant dans ma jeunesse… Quelle ironie ! De toute façon, monsieur Du
Harnois, son très noble et respecté père, se fera certes un plaisir de lui
relater en détails tous ce qu’elle aura manqué, tant il semble se délecter du
spectacle.

Bon, c’est à mon tour de jouer et on me fait signe d’avancer. Les autres
acteurs de cette dramatique me regardent silencieusement et chacun selon son
rôle : avec fermeté, mépris, compassion… Ceux qui s’adressent à moi
récitent ce qu’ils ont appris et répété maintes et maintes fois déjà et, sans
les écouter, j’attends que ce soit à mon tour parler. Je n’ai qu’une seule
réplique à dire, mais c’est la plus attendue de toutes !

Ah ! Chère Élizabeth, je ne cesse d’espérer que tu sois quelque part
dans cette foule et que tu me vois en ce moment ! Que tu me regardes comme tu
me regardais dans l’écurie de ton père, alors que j’entretenais ses chevaux. Tu
te croyais maligne, cachée derrière les meules, mais je te savais toujours là,
m’observant et espérant que ton père n’arrive pas à l’avance, dérogeant à ses
habitudes. Lorsque tu te décidais enfin à te montrer, je feignais la surprise
et ça te rendait heureuse. Et quel sourire tu as ! Oh ! Qu’importe maintenant.
C’est bientôt à moi de prendre la parole. Que vais-je dire ? Peut être bien ce
que ton père n’a pas voulu entendre quand il a su, pour nous deux. Le souvenir
de son visage profondément choqué lorsqu’il nous a trouvés enlacés à faire ce
que Dieu proscrit restera gravé dans mon âme à jamais, telle une vilaine
brûlure. Si seulement tu m’avais laissé parler, mon amour, j’aurais sans doute
trouvé une explication et sauvé notre dignité à tous trois, mais tu as décidé
de ne sauver que toi-même ! Quelle tragédie !

Voilà, c’est à moi. Plus un son ne se fait entendre, sinon la plainte
lointaine d’un chien se battant avec sa chaîne. L’intérêt que manifeste l’auditoire
pour ce que je m’apprête à dire est presque palpable et les centaines de yeux
rivés sur ma personne me font l’effet d’un seul et immense visage impatient. Je
préfère fermer les yeux ; ce sera plus facile ainsi. J’inspire, garde mon
souffle et enfin, j’expire et ne dis rien. Après quelques instants de silence
presque total, des murmures et des chuchotements s’élèvent d’une foule de plus
en plus consternée. Les gens se demandent probablement si mon refus de
m’exprimer confirme ce que plusieurs ont pensé tout bas. Cela scandalise les
uns et satisfait les autres, transformant le public en une véritable mer agitée
par la pire des tempêtes. Je crois qu’en fait, je viens de refuser le rôle que
l’on m’a attribué. Plus de jeu ! Cette triste nuit dans l’écurie aura été le
dernier rôle que j’aurai joué. Monsieur Du Harnois, vous avez agi en homme de
bien, mais vous vous trompez à mon sujet ! Le cri de douleur et de honte que
votre fille a poussé lors de votre arrivée soudaine et inattendue, tout
convaincant qu’il était, n’était qu’un mensonge pour sauver sa propre image
ainsi que la vôtre. Je n’ai voulu aucun mal à Élizabeth et, ne vous en
déplaise, je n’ai répondu qu’à ses propres désirs envers moi.

Je me demande maintenant si la trappe s’ouvrant sous mes pieds sera le dernier son
que j’entendrai ou alors si ce sera celui de ma nuque qui se brise.

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